Le sujet du présent article : le leadership. Pas très original, convenons-en. À titre indicatif, Google signale 136 millions de références pour le terme « leadership », un peu plus de 2, 5 millions d’entrées pour l’expression Leadership in the public sector et à peine (!) un million d’entrées pour l’expression française « Leadership dans le secteur public ». Il faut croire que le leadership se vend bien, du moins dans les pays anglo-saxons, quoique beaucoup moins dans le secteur public que dans le secteur privé. Et peut-être encore moins en France…C’est du moins l’impression que l’un des auteurs du présent article a eue l’an dernier lors d’un bref séjour à la prestigieuse École nationale d’administration de France.
C’est dans le contexte de ce séjour que lui et deux de ses collègues ont proposé de produire un article sur le sujet du leadership ‘administratif’, celui qui s’exerce ou doit s’exercer ‘dans’ (et non ‘sur’) les administrations publiques. Nous reprenons brièvement les trois principales propositions générales détaillées dans cet article sur le sujet et nous nous interrogeons sur le sens de ce type de leadership.
La première proposition souligne que, malgré toutes les études et réflexions produites sur le leadership, le profilage des leaders ne fait pas consensus. Les listes de rôles qu’on propose de jouer aux chapitres de qualités à posséder, de compétences à exercer comme leader, impressionnent davantage par leur ampleur que par leur capacité à nous convaincre que ces nombreux attributs appartiennent en propre aux leaders. En fait, il n’y a pas de consensus sur les caractéristiques particulières aux leaders. La deuxième proposition nous met en garde contre l’accent trop important mis sur les leaders.
En effet, si on accepte que le leadership est fondamentalement une relation entre un leader et des collaborateurs (followers), ceci signifie qu’il faille tout autant s’intéresser à ces derniers et à la relation qu’ils acceptent d’entretenir avec le premier. Le pouvoir que peut exercer un leader peut certes s’alimenter à plusieurs sources (le poste hiérarchique qu’il détient ou l’expertise qu’on lui reconnaît, par exemple) mais le leadership a ceci de particulier qu’il est d’abord et avant tout une relation de pouvoir et que le pouvoir qui en découle émane de l’influence que les collaborateurs permettent au leader d’exercer sur eux. Or, si on a abondamment réfléchi sur les leaders, on a généralement sous-estimé leurs collaborateurs et les raisons qui expliquent que ces derniers consentent à ce que cette relation de pouvoir se développe.
Enfin, la troisième proposition est à l’effet que c’est la complexité du monde actuel, l’incertitude qui en découle, le sentiment qu’il y a urgence d’intervenir (et qu’on ne sache pas trop comment il faut le faire) qui expliqueraient la recherche de « meneurs d’hommes » qui nous aident, par la réflexion et dans l’action, à donner un sens à ce monde en changement.
Cette proposition s’appuie sur l’idée selon laquelle les grands leaders n’ont pu s’illustrer que lors d’événements, et fort probablement à cause de ces derniers, ou encore dans le cadre de contextes particulièrement difficiles pour les groupes ou les populations concernés. De fait, il est permis de douter que les De Gaule, les Churchill, les Gandhi ou encore les Mandela de ce monde auraient pu s’illustrer comme leaders en l’absence de tels contextes.
L’article dont sont tirées ces trois propositions contient également quelques prescriptions dont la nécessité de mieux préciser conceptuellement ce qu’on entend par « leadership » et l’importance de continuer à réfléchir à la ‘formation’ des leaders. Il invite également le lecteur à s’interroger sur les particularités du ‘leadership administratif’, celui qui s’exerce dans les administrations, assuré plus particulièrement, bien que pas uniquement, par les cadres.
Or, si intuitivement, nous sommes d’accord pour qu’il y ait place dans les administrations publiques pour « du » leadership, il est difficile de statuer précisément sur ce qui particularise ce leadership et d’établir si, actuellement, il y a ou pas un manque de leadership ou des lacunes importantes au chapitre de son exercice.
En outre, le leadership ‘administratif’ pose quelques défis conceptuels qui lui sont spécifiques. Que signifie par exemple exercer du leadership dans un conglomérat d’organisations publiques existant pour servir le gouvernement de l’heure, notamment lorsque ce gouvernement est minoritaire? Autre exemple : il n’est pas rare d’entendre dire que nos cadres doivent incarner une vision. Mais, alors, une vision qui porte sur quoi? Sur l’administration publique, ses politiques, ses programmes au cours des prochaines années? Dans de tels cas, quels sont les rôles respectifs des élus, d’un gouvernement démocratique et de l’administration au regard de l’élaboration d’une telle vision (ou de telles visions)? À cet égard, Kevin Lynch, chef de la fonction publique du Canada, rappelait récemment, avec raison, « que les décisions en matière d’orientations de politiques sont prises non pas par les fonctionnaires, mais par les gouvernements élus; le travail des fonctionnaires consiste à fournir à ceux-ci des choix de politiques et des recommandations impartiaux, fondés sur des recherches approfondies et sur une analyse rigoureuse. »
Cette soumission au leadership politique dans un régime politique démocratique, s’il est tout à fait légitime, place la fonction publique davantage dans une position de collaborateur que de leader. Et si cela vaut en ce qui concerne les politiques publiques, alors qu’en est-il du rôle du leadership ‘administratif’ dans la conduite des réformes…administratives? Peut-être consiste-t-il à savoir ajuster la conduite de l’administration aux nombreux et continuels changements politiques, sociaux et techniques, à adopter les meilleures pratiques souvent initiées ailleurs, ou à imaginer et mettre en place l’administration post-bureaucratique de demain?
Une autre question a trait au sens que revêt l’exercice du leadership ‘administratif ‘ à différents niveaux de gestion. Des propositions à cet effet ainsi que les compétences correspondantes ont déjà été suggérées par des organismes voués à la formation des cadres. Ceci signifie-t-il pour autant que tous les cadres, pour être compétents, doivent exercer du leadership, qu’il s’agisse du greffier ou des innombrables chefs d’équipe en passant par les nombreux échelons de la hiérarchie? À l’utiliser à toutes les sauces, à vouloir l’affubler à autant de représentants de l’autorité hiérarchique, ne courons-nous pas le risque d’en faire un ingrédient commode plutôt qu’une responsabilité distinctive que doivent exercer certaines personnes au sein d’une administration en évolution constante?
Enfin, dans quelle mesure le leadership ‘administratif’ ne doit pas se conjuguer autrement alors que la société canadienne est de plus en plus multiculturelle, qu’une nouvelle génération mue par des valeurs souvent différentes de leurs prédécesseurs s’installe dans les postes de pouvoir et que les femmes, que l’on voit de plus en plus les occuper, cherchent à l’exercer, dit-on, de manière originale?
De toute évidence, le leadership est un concept qui soulève plusieurs questions lorsqu’il opère dans nos administrations.
Daniel Maltais et Natalie Rinfret sont professeurs à l’École nationale d’administration publique (Québec). Natalie Rinfret est aussi titulaire de la Chaire La Capitale en leadership dans le secteur public (www.chairelacapitale.enap.ca).