Dans le numéro de janvier, Ruth Hubbard et David Zussman nous ont entretenus de l’importance de dire la vérité aux dirigeants. Zussman tirait la sonnette d’alarme en soulignant qu’il était de plus en plus difficile pour les fonctionnaires de faire preuve d’intégrité en raison des remaniements organisationnels et politiques, alors que Hubbard prônait une collaboration réfléchie entre les représentants élus – les ministres – et les hauts fonctionnaires – les administrateurs.
Au-delà de ces questions vitales, les administrateurs doivent cependant relever le défi, tout aussi important, qui consiste à cerner la vérité en nouant tout un ensemble de nouveaux dialogues aussi bien au sein même de la fonction publique qu’en dehors de celle-ci. À l’ère du numérique, où l’information et le pouvoir sont de plus en plus dispersés, le fonctionnaire moderne doit revoir la façon dont les décisions sont prises – il lui faut déterminer qui a son mot à dire, et comment. La collaboration au sommet entre administrateurs et ministres dont parle Hubbard doit être étendue à l’ensemble des processus d’établissement des politiques et de conception des services. L’avenir du gouvernement repose davantage sur l’intelligence collective de tous les intervenants que sur le haut de la pyramide du pouvoir et les certitudes et titres de compétence des hauts fonctionnaires.
Le défi, à cet égard, tient au fossé culturel qui existe entre, d’une part, les formes de gouvernance plus participatives que permettent les nouvelles technologies et, d’autre part, une mentalité bien implantée au gouvernement qui vise à contrôler le plus possible l’information et la prise de décisions.
Dans ses allocutions, le greffier du Conseil privé dénonce régulièrement le trop grand nombre de règles et préconise une plus grande liberté qui permettrait aux fonctionnaires de prendre des risques et de faire preuve de créativité. Pourtant, l’appareil politique rattaché au cabinet du Premier ministre continue de chercher à minimiser l’incertitude et à exercer une influence accrue sur les ministres – et, par extension, sur les organismes et leurs gestionnaires.
En outre, alors que l’Internet a fait croître les attentes en matière de transparence et de participation, le gouvernement a encore tendance à travailler en secret et en vase clos. Il en résulte inévitablement une érosion de la confiance du public, les citoyens en ayant assez d’entendre les politiciens parler de « ce que veulent les Canadiens », alors que ce que les Canadiens veulent vraiment, c’est participer plus directement à l’exercice d’un rôle de supervision et avoir leur mot à dire dans l’élaboration des politiques et des services. Le rapport sur l’excellence des services publié par la firme d’experts-conseils Accenture le montre bien; dans la plupart des pays, le public décrie la frilosité dont fait preuve le gouvernement lorsqu’il s’agit d’écouter et de partager le pouvoir.
Le dernier budget fédéral offre peut-être une modeste lueur d’espoir à cet égard, la version hautement centralisée présentée en novembre, qui avait suscité le cynisme et engendré une situation de crise, ayant fait place à un exercice davantage axé sur la consultation dont bon nombre d’éléments ont été dévoilés avant le discours du budget, ce qui contraste avec la chape de secret que l’on avait toujours connue. Toutefois, bien qu’il s’agisse là d’un changement important, on ne saurait parler de réforme systémique.
Il importe que les dirigeants politiques amorcent de toute urgence un virage essentiel en reconnaissant le rôle primordial des fonctionnaires dans la réalisation des objectifs (même si les paramètres généraux de ces objectifs sont établis collectivement par les ministres au niveau politique). Les administrateurs pourront alors ensuite solliciter la participation et l’esprit novateur des employés et des autres intervenants afin de favoriser des échanges axés sur les résultats, plutôt que sur les processus.
Ce n’est pas un hasard si les gouvernements scandinaves les plus transparents et les plus avancés sur le plan informatique sont gérés en grande partie par des organismes publics autonomes et décentralisés qui s’efforcent de collaborer lorsque la situation s’y prête. Les traditions et les structures entretenues au fil du temps confèrent des pouvoirs aux fonctionnaires tout en les obligeant à rendre des comptes, et les interventions politiques dans les affaires de l’État sont exceptionnelles. C’est dans un tel contexte, où le pouvoir est partagé ouvertement et intelligemment, qu’il est possible de dire la vérité aux dirigeants.
Les administrateurs de demain devront profiter des nouvelles possibilités d’organisation et de gestion qui s’offriront tant dans leur propre domaine qu’entre secteurs, et accepter par le fait même d’être plus visibles et d’avoir des comptes à rendre directement au public. Pour qu’un tel changement soit possible, il faut commencer par se débarrasser du carcan qu’impose le modèle britannique de responsabilité ministérielle – un modèle déjà affaibli par une concentration des pouvoirs au cabinet du Premier ministre. L’obstacle à surmonter demeure la réticence de ceux qui détiennent le pouvoir à accepter son réaménagement et à prendre le risque (avec les avantages qui l’accompagnent) de chercher une meilleure façon de faire les choses.
Jeffrey Roy est professeur agrégé à l’École d’administration publique de l’Université Dalhousie (roy@dal.ca).