L’administration publique s’efforce d’obtenir des résultats tangibles en mettant en œuvre des politiques et des services bien ciblés. Les exigences croissantes en matière de responsabilisation amènent à privilégier les résultats mesurables. L’hypothèse implicite est que la mesurabilité est intrinsèquement liée à l’objectivité, et que les chiffres permettent aux administrateurs publics de suivre les progrès réalisés en regard des objectifs fixés. Toutefois, d’aucuns se demandent si nous n’en sommes pas arrivés au point où les indicateurs prennent la place des objectifs qui devraient orienter les activités de la fonction publique.
Le groupe régional de Toronto de l’Institut d’administration publique du Canada a posé la question à deux sommités de la gestion publique, qui ont donné leur réponse en novembre dernier à l’occasion d’un débat intitulé Getting Results: Objectivity and Truth in Public Management (Obtenir des résultats : objectivité et certitude en gestion publique).
Ralph Heintzman, reconnu pour ses accomplissements à titre de haut dirigeant au sein de la fonction publique fédérale, défend le renforcement de la mesure du rendement pour une fonction publique améliorée et davantage responsabilisée. Gilles Paquet, provocateur, auteur et commentateur bien connu des enjeux relatifs à la gestion publique, est plutôt sceptique quant à l’importance des chiffres.
Paquet a amorcé la discussion par une mise en garde contre ce qu’il appelle la quantophrénie, un culte dont les adorateurs soutiennent que ce qui ne peut pas être mesuré n’existe pas. Compte tenu de la complexité des facteurs nécessaires à la réalisation d’objectifs concrets dans le secteur de l’administration publique, dit-il, la certitude et l’objectivité ne peuvent pas se trouver dans un monde newtonien ordonné où les lois de la mécanique sont immuables. Il explique que nous sommes en train de passer d’une conception newtonienne à une vision quantique, c’est-à-dire d’un monde axé sur un gouvernement avec un grand « G » (où des personnes et des groupes peuvent – à tort ou à raison – prétendre avoir le contrôle) à un monde axé sur la gouvernance, avec un petit « g » (où les pouvoirs, les ressources et l’information sont largement distribués et où personne ne détient entièrement le contrôle). Cela signifie qu’il n’est pas possible d’isoler et de recenser tous les facteurs contribuant à un résultat donné. Il est donc plutôt contre-productif de viser une mesure du rendement précise à l’excès.
Tous les modèles servant à mesurer les résultats dans l’administration publique sont des mécanismes abstraits reposant sur un ensemble de catégories qui, pour mieux traduire la réalité, devraient être considérées comme étant provisoires, ce qui n’est généralement pas le cas. Les cibles quantitatives, une fois établies, ont tendance à avoir un effet d’entraînement. Paquet propose le terme « phynance » pour désigner ce processus quelque peu capricieux qui n’en paraît pas moins tout à fait objectif en raison du culte de la quantophrénie.
Les faits sociaux, explique-t-il, ne peuvent pas être mesurés d’une manière simple, et c’est là une chose qu’il faut garder à l’esprit lorsqu’on évalue des programmes gouvernementaux. Il suggère aux administrateurs de ne pas « réifier l’intention du jour »; en d’autres termes, de ne pas se laisser obnubiler par des cibles numériques qui risquent de les empêcher de percevoir d’autres influences ou occasions d’amélioration des programmes et d’y réagir. Les chiffres doivent servir à exercer un suivi, et non à fixer des objectifs.
Il prône plutôt le recours à l’apprentissage social, qui implique une ouverture aux nouvelles interprétations des progrès réalisés vers l’atteinte des résultats, une insistance sur l’importance de poser les bonnes questions plutôt que de trouver des réponses définitives, et une relative aisance avec l’approche essais-erreurs. Il va de soi que ces méthodes exigent un certain degré de tolérance à l’expérimentation et au risque.
Il conclut ses observations liminaires en insistant sur le fait que la responsabilisation ne repose pas sur une liste de vérification, mais sur les administrateurs qui assument une charge publique.
À son tour, Heintzman souligne qu’il est bien conscient des critiques formulées à l’endroit de la mesure du rendement. Il explique que les écueils possibles se divisent en trois catégories, soit les inconvénients d’ordre conceptuel, motivationnel et technique. Sur le plan conceptuel, on peut constater des différends à propos de l’attribution d’une valeur. Sur le plan motivationnel, les paramètres de mesure du rendement sont connus pour produire, entre autres, des comportements assimilables au jeu. Enfin, sur le plan technique, les mesures de rendement peuvent souffrir d’une recherche d’exhaustivité qui en dilue l’efficacité. Néanmoins, poursuit-il, l’idée n’est pas d’abandonner les mesures, mais plutôt de se donner la peine d’établir des indicateurs de résultats fiables.
Heintzman explique comment ces obstacles possibles à l’élaboration et à la mise en œuvre de mesures du rendement ont été surmontés dans le domaine de la prestation des services. En s’efforçant d’apporter des améliorations et d’en faire le suivi, le gouvernement du Canada a mis au point des outils de mesure communs pour remédier à la confusion provoquée par un ensemble d’indicateurs à peu près incommensurable. Pour arriver à mettre au point des indicateurs pertinents, il a d’abord fallu déterminer les objectifs et les résultats de haut niveau sur lesquels se concentrer – la nécessité d’accorder la priorité aux besoins des citoyens a fourni l’orientation voulue.
Il a ensuite fallu recenser les facteurs déterminants qui définissent de manière fiable les éléments les plus importants à mesurer et dont il faut faire le suivi afin d’atteindre les buts fixés, et en assurer une compréhension commune. En se concentrant sur les facteurs déterminants de la satisfaction à l’égard des services, le gouvernement a réussi à dépasser une cible d’amélioration de 10 % des services entre 2000 et 2005.
Les initiatives de la fonction publique canadienne en matière de mobilisation des employés, bon indicateur de l’efficacité du leadership et de la gestion des ressources humaines, constituent un deuxième exemple d’utilisation intelligente des mesures. Le gouvernement de la Colombie-Britannique utilise maintenant des indicateurs de mobilisation des employés à un niveau très détaillé pour évaluer le rendement en matière de leadership. On constate des écarts importants plus souvent au niveau des unités qu’à celui des directions ou des ministères. Ce processus d’évaluation tous azimuts aide à déterminer les secteurs où une amélioration est nécessaire et à favoriser la responsabilisation. BC Stats, le service statistique du gouvernement de la Colombie-Britannique, a aussi confirmé qu’il existe une forte corrélation entre la mobilisation des employés et le degré de satisfaction des citoyens à l’égard de la prestation des services.
Comme troisième exemple, mentionnons les initiatives de mesure du rendement et d’établissement de données de référence mises en œuvre au palier municipal en Ontario. L’Initiative d’analyse comparative des services municipaux de l’Ontario et le sondage sur le rendement de la ville de Toronto visent à recenser des indicateurs significatifs et à les normaliser afin de faciliter le suivi des progrès. Voilà qui montre qu’il est possible de mesurer d’une manière intelligente.
Selon Heintzman, l’administration publique souffre d’une carence de mesures intelligentes plutôt que d’un excédent. Pour se prémunir contre les mesures du rendement « bêtes », il est e