L’une des paraboles bibliques les plus paradoxales rapportées par Luc est celle du serviteur malhonnête qui, étant appelé à rendre des comptes de sa maladministration à son maître, réalise qu’il va être renvoyé. Il appelle alors les débiteurs de son maître et fait des faux qui réduisent dramatiquement leurs dettes. Il est dit non seulement qu’ après son renvoi il vécut dans la considération et avec l’appui des débiteurs avec qui il avait conspiré pour voler son maître, mais aussi que son maître admira cyniquement cette prudence d’un « enfant du siècle ».

Je prendrai ce texte sacré qui me laisse perplexe, il faut le dire, comme point de départ dans l’analyse des rapports entre les ministres du gouvernement élu et les superbureaucrates (sous-ministres, commissaires, etc.). Car, malgré les congratulations mutuelles présentées récemment dans les pages de CANGOVEXEC par ministres et fonctionnaires, tout ne baigne pas partout dans l’huile: il existe dans ce monde-là aussi des « enfants du siècle ».

Dans le modèle conventionnel, le sous-ministre est le serviteur du ministre. Il doit le renseigner au meilleur de ses connaissances, le conseiller, et ensuite accomplir ses volontés avec loyauté, imagination et créativité pour autant qu’elles ne violent en rien les lois du pays. C’est un modèle qui reste réaliste. La très grande majorité des superbureaucrates font leur travail loyalement et créativement.

Mais, en parallèle, ce modèle est en train d’être subtilement remis en question. Certains sous-ministres et autres superbureaucrates ont commencé à dire haut et fort que le fardeau de leur charge est différent de celui de simplement éduquer et assister leur ministre. Ils se sont auto-déclarés interprètes directs et privilégiés de l’intérêt public, et chargés du rôle de gardien des intérêts supérieurs du pays, face à des élus dont la légitimité est devenue, disent-ils, contestable.

On se serait attendu à ce que cette théorisation bizarre soit dénoncée par les universitaires et les médias. Loin de là, nombre de ces derniers sont tombés d’accord. Ils ont dénoncé la corruption de notre système politique qui permet à tout un chacun de s’improviser courtier et de chercher à influencer le gouvernement (quelle horreur que ces citoyens actifs !), et réclamé qu’on reconnaisse l’autorité morale supérieure incontestée des superbureaucrates en leur accordant des pouvoirs additionnels.

Cette graine de contre-démocratie (un des secrets les mieux gardés à Ottawa) a commencé à germer et à faire des ravages. Fort du support moral de ces journalistes et universitaires bien-pensants, ces nouveaux croisés – sous-ministres et adjudicateurs « indépendants » de tout acabit – se sont sentis légitimés dans leur déloyauté passive ou active au nom des intérêts supérieurs du pays.

Cette théorisation est en train de miner la démocratie parlementaire telle qu’on la connaît.

Heureusement, la très grande majorité des superbureaucrates et des sous-ministres ne souscrivent pas à ces vues. Ils sont conscients du caractère abusif de cette prétention des bureaucrates à être les interprètes prééminents sinon exclusifs des intérêts supérieurs du pays. Mais c’est une position défendue avec verve par une minorité agissante de super-bureaucrates – des descendants en ligne directe du serviteur malhonnête. Le ver est dans la pomme, et cela porte à conséquence.

Il existe des centaines d’adjudicateurs en charge des commissions « ìndépendantes » les plus variées, et des douzaines de sous-ministres. Il suffit qu’une toute petite fraction de ces officiels se considèrent autorisés à la déloyauté au ministre au nom des intérêts supérieurs du pays – en particulier si on ne sait pas qui ils sont – pour transformer complètement les rapports des ministres avec les superbureaucrates. Si un sur vingt est potentiellement passivement ou activement déloyal, et qu’on ne sait pas qui est dans cette catégorie, la paranoïa ministérielle généralisée devient explicable : on ne sait plus à qui se fier! On a eu récemment quelques exemples frappants de cette paranoïa.

Les pressions d’adjudicateurs comme le Juge Gomery et de certains de ses épigones universitaires pour réclamer l’institutionnalisation de cette autorité morale supérieure des bureaucrates ont suivi. Arthur Kroeger et certains bureaucrates séniors ont eu beau jeter les hauts cris, et dénoncer ces propositions, ils n’ont pas enrayé le fléau.

S’ensuit une vaste opération de contre-démocratie dans le maquis. Ces croisés proclament que dans notre ère de défiance, ils sont le seul rempart qui peut protéger le citoyen. Ces templiers sont en train de faire basculer cul par dessus tête notre appareil démocratique.

Les élus ont tenté de prendre des mesures pour se protéger de ces déloyautés. Mais ces mesures ont été timides et fort mal acceuillies. Et ceux qui les ont mis en place se sont exposés à l’opprobre des médias et des universitaires, ainsi qu’aux vexations de leurs subalternes (loyaux ou non).

Dans un système où la majorité des fonctionnaires supérieurs sont loyaux, la suspicion et la défiance ont commencé à s’installer lentement parce qu’on permet à une petite minorité de déloyaux (actifs ou passifs) d’opérer en toute liberté avec le support explicite d’une bonne portion des médias et d’un certain cortège universitaire pour qui cette contre-démocratie est louable.

La situation est évidemment encore plus critique quand un nouveau gouvernement minoritaire arrive au pouvoir après une dizaine d’années d’un régime majoritaire différent. Une force d’inertie toute naturelle va faire que les bureaucrates en place ne vont pas toujours être portés à s’ajuster très vite puisque les idées nouvelles pourraient n’être que temporaires. C’est dans ce terreau qu’a germé ce nouveau dogme des superbureaucrates en tant que plus fiables que les élus parce qu’ils sont censément « indépendants ».

La véritable tragédie créée par le manque à punir la tromperie et l’irresponsabilité au sommet de la bureaucratie est que la majorité des hauts fonctionnaires et des superbureaucrates (qui servent avec grande loyauté le gouvernement) ne peuvent qu’être frustré