Au cours de ma longue expérience auprès de différents ministres d’allégeances politiques diverses, je n’en ai jamais rencontré un seul qui aurait voulu qu’on lui mente ou qui ne se souciait pas de l’intérêt public.
Les ministres sont eux aussi des personnes qui, comme le reste d’entre nous, ont des styles et des personnalités variés, et dont le comportement est en partie déterminé par des attentes, des objectifs et des émotions. J’ai eu plus de facilité à travailler avec certains qu’avec d’autres. Il y en a que j’ai particulièrement appréciés et certains qui m’ont inspiré une méfiance instinctive. Dans un ou deux cas, j’ai pu déceler chez eux une forme d’anxiété ou de peur à interagir avec moi, une appréhension que je n’ai jamais pu surmonter.
Je sais pertinemment que mes perceptions, mes présomptions et mes sentiments ont pu déteindre sur mon travail, et qu’ils m’ont facilité la tâche ou gênée dans des cas précis. Je reste quand même fermement convaincue – et je l’ai toujours été – qu’il faut être singulièrement naïf pour croire que toute interaction entre un ministre et un haut fonctionnaire est un jeu à somme nulle qui consiste simplement à « dire la vérité aux dirigeants ».
En simplifiant, on pourrait dire que les interactions entre la sphère politique et la sphère bureaucratique suivent une courbe de distribution normale. On trouve, à l’une des extrémités, les situations très difficiles qui mettent en jeu des questions de principe (par exemple, dire à une ministre que ce qu’elle propose est illégal ou que le fait d’aller de l’avant avec telle ou telle idée aurait de lourdes conséquences) et, à l’autre extrémité, les situations consensuelles où il est facile de discuter et de s’entendre.
La grande majorité des interactions se situent entre ces deux extrêmes. À mon avis, c’est dans cet espace que la fonction publique doit faire preuve d’imagination pour rationaliser les objectifs du ministre ou affiner sa compréhension des enjeux qui sous-tendent la recherche de l’intérêt public, en suggérant des idées et des approches fonctionnelles ou en utilisant une formulation qui aura un meilleur impact, entre autres choses.
Voici deux exemples pour illustrer mon propos.
Points de convergence
Un nouveau ministre est nommé à la tête d’un ministère économique. Empressé de « réparer les pots cassés », il ordonne à ses hauts fonctionnaires de ressusciter un programme de subventions défunt et décrié de façon persistante pour venir en aide à un sous-secteur particulier de la région atlantique et réduire le taux de chômage élevé qui sévit dans cette partie du pays.
Or, l’initiative proposée est peu judicieuse du point de vue de la politique publique : le Canada ne pourra jamais devenir concurrentiel dans ce sous-secteur et réactiver le programme équivaudrait à dilapider l’argent des contribuables. La solution de facilité serait d’obéir aveuglément à la directive et de feindre d’ignorer qu’il s’agit là d’une vision simpliste des choses. Il semble que la chose responsable à faire serait de « dire la vérité aux dirigeants », c’est-à-dire de prendre son courage à deux mains afin d’expliquer au ministre et à ses proches collaborateurs que la mesure proposée est vouée à l’échec et qu’elle ne devrait pas être mise en œuvre.
Ce qui s’est réellement passé dans ce cas particulier est cependant tout autre. En effet, un haut fonctionnaire créatif a élaboré une approche qui était mieux en mesure d’atteindre l’objectif réel du ministre – la réduction du chômage – en concevant et en proposant une initiative de rechange de plus large portée. Cela s’est traduit par la mise en œuvre d’une solution qui avait plus de chances d’être efficace tout en renforçant la confiance entre la sphère politique et l’administration. Dans ce cas, la décision de dire la vérité aux dirigeants aurait demandé du courage, mais elle aurait aussi sapé la confiance et laissé passer l’occasion de créer une politique publique bénéfique.
Selon moi, la détermination qu’il a fallu pour trouver un moyen d’atteindre l’objectif visé par le ministre, et ce, en faisant preuve d’encore plus d’efficacité, aura demandé plus de créativité et de travail acharné (sans parler des risques personnels non négligeables) tout en servant l’intérêt public de façon optimale.
Une bonne discussion
Dans cet autre cas, un nouveau ministre est nommé à la suite d’une élection qui chasse du pouvoir le parti qui dirigeait le pays depuis des décennies. Un programme pluriannuel qui est loin de faire l’unanimité doit bientôt être renouvelé et le temps est venu de décider s’il doit être reconduit ou abandonné. Des preuves indirectes semblent indiquer que le programme en question a atteint ses objectifs. Les groupes qui défendent son maintien et ceux qui réclament son abolition sont actifs et bien organisés, et ils s’opposent les uns aux autres principalement pour des raisons idéologiques. Peu importe la décision, le gouvernement s’exposera à des critiques.
Afin de bien faire comprendre au ministre et à son personnel tous les enjeux sous-jacents, les hauts fonctionnaires ont convenu qu’il fallait avoir recours au cadre et à la rhétorique du nouveau gouvernement. Ainsi, au lieu de parler du « bien commun », ils ont formulé les options en termes de réduction de la criminalité. Cela a permis au ministre de réfléchir de façon plus objective aux choix en jeu et d’appuyer sa décision sur une meilleure compréhension des facteurs importants.
Le recours au cadre et à la rhétorique de l’ancien gouvernement et le courage personnel qu’il aurait fallu pour dire la vérité aux dirigeants auraient pu donner des résultats, mais on aurait alors perdu une occasion d’établir un lien de confiance avec un nouveau ministre – en fait, on aurait peut-être même renforcé la méfiance qui accompagne naturellement l’accession au pouvoir d’un nouveau parti politique – et de donner des conseils aptes à nourrir une discussion fructueuse sur ce qui était vraiment en jeu.
Dans cet exemple, je crois que, pour amener les dirigeants élus à avoir la meilleure discussion possible au sujet des facteurs en jeu et des options offertes, il ne s’agissait pas de choisir entre leur dire le fond de sa pensée ou leur dire ce qu’ils voulaient bien entendre. Il s’agissait plutôt d’avoir la meille